samedi 13 septembre 2008

Le génie d'un Enki Bilal

Enki Bilal est de loin mon bédéiste préféré. Paradoxalement, c'est plutôt à travers le cinéma que j'ai été initiée à son oeuvre. Un soir où je zappais bêtement devant la télé, je suis tombée sur des extraits d'Immortel ad vitam. Le lendemain, intriguée par ce que j'avais vu, je fais des recherches sur Internet et j'apprends que ce film est une adaptation de la Trilogie Nikopol.

Je me suis donc mise à chercher une copie de ce film étrange et fascinant et, accessoirement, je me suis mise à lire la Trilogie Nikopol. Les trois livres de la trilogie, La foire aux immortels, La femme-piège et Froid équateur sont excellents. Le premier tome est surtout politique et le récit est structuré de façon logique: Nikopol, un prisonnier politique, est manipulé par Horus pour prendre le contrôle du gouvernement de la cité-État de Paris. C'est une sorte de combat entre les ultra-fascistes et les sociaux-démocrates dans un univers dystopique mêlé de mythologie égyptienne. Dès le deuxième tome, on dénote immédiatement une coupure. L'intrigue politique est évacuée pour faire place à l'histoire confuse d'une Jill Bioskop en délire. La structure de cet album est aussi belle que déstabilisante. Finalement, Froid Équateur est une sorte de compromis entre les deux premiers tomes. Une trame narrative logique est présentée (Niko, fils de Nikopol, cherche à retrouver Jill Bioskop, disparue sans laisser de traces après un drame étrange). Mais à ce récit linéaire se mélange les buts confus d'un Nikopol désormais incapable de s'exprimer en raison d'une logique et d'une langue complètement disloquées. Le tout se déroule dans une Équateur City sous l'emprise inquiétante d'un conglomérat économique.

Dans cette série, Bilal se distingue autant pour la beauté de ses images que l'atmosphère languissante qui se dégage de son scénario. À ceci se mêle un spleen baudelairien remarquable évoqué à l'aide d'extraits des Fleurs du mal. Je dois admettre que cette oeuvre a complètement bouleversé mon approche de la BD car j'ai compris que le neuvième art pouvait produire de la grande littérature. On y ressent une véritable essence.

J'ai cru qu'avec la Trilogie Nikopol, Bilal avait atteint la perfection en BD. Mais j'avais tort car avec sa série suivante, la Tétralogie du Monstre, l'auteur s'est avéré encore plus sublime. Cette fois-ci, il tente d'exorciser ses souvenirs de la guerre en Ex-Yougoslavie à travers le destin de trois humains, Nike, Leyla et Amir, nourrissons et voisins de lit pendant la guerre qui, une fois adultes, se cherchent. L'album aborde l'obscurantisme religieux, l'art moderne, la mémoire, la guerre et l'amour sous un angle complètement neuf. Encore une fois, il s'agit moins de comprendre logiquement une histoire que de se laisser enivrer par un scénario à la fois onirique, amer et tendre. La poésie de Baudelaire qu'on avait inséré dans la Trilogie Nikopol a été remplacée, cette fois-ci, par un dialogue minimaliste, épuré et poétique en lui-même. C'est comme lire de la poésie en prose. Avec cette tétralogie, Bilal se surpasse aussi dans le dessin. Il nous présente, cette fois-ci, des planches "salies" où les traits de pinceaux nous illustrent un monde trouble, flou, brumeux. Il est désormais difficile de discerner des frontières entre la réalité représentée et les fantasmes des personnages (à moins qu'il ne s'agisse des fantasmes de l'auteur lui-même). Quoi qu'il en soit, avec cette série, Bilal nous offre du grand art, autant au niveau de l'écriture que du dessin.

à part ces deux grandes oeuvres majeures, Bilal a réalisé nombre d'autres albums superbes. Je me suis récemment mise à lire ses premières oeuvres, pour la plupart réalisées avec le scénariste de science-fiction Pierre Christin. La première grande série du tandem Bilal-Christin serait la trilogie des Légendes d'aujourd'hui qui regroupe trois volets: La croisière des oubliés, Le vaisseau de pierre et La ville qui n'existait pas. Avec ces albums datant des années 1970, Bilal et Christin ont proposé un genre fantastique moderne capable de combiner l'imagination et la science-fiction avec le climat de la France d'alors. C'était l'époque des grandes idéologies politiques et ce sont ces idéologies qui empreignent les trois albums. On brosse le portrait de sociétés ouvrières, de paysans sans avenir ou encore de pêcheurs menacés. Mais le regard des auteurs parvient à rester critique: pour eux, il est clair qu'il s'agit de fiction et de fantastique.

Dans une veine semblable, Pierre Christine et Enki Bilal ont également livrés deux albums, Les phalanges de l'Ordre noir et Partie de chasse, qui abordent avec nostalgie les idéologies du passées. Cependant, il ne s'agit pas, dans ce contexte, de science-fiction. Dans les Phalanges de l'Ordre noir, d'anciens soldats (il s'agit presque de vieillards) qui avaient rejoints les bataillons internationaux, pendant la guerre de civile espagnole, se réunissent afin de lutter contre leurs rivaux franquistes qui ont récemment repris du service. Ces derniers forment une milice, Les Phalanges de l'Ordre noir, qui, au nom d'un faschisme et d'un christianisme violent, perpétuent des massacres et des attentats terroristes en Europe. Dans Partie de chasse, d'anciens militants communistes des pays de l'Est se réunissent pour une partie de chasse qui, finalement, n'est qu'un meurtre politique déguisé. Dans les deux cas, le message des auteurs est clair: le temps des grandes idéologies est révolu. Les militants, qu'ils soient communistes, franquistes ou encore démocrates sont nostalgiques et désillusionnés par la tournure des évènements, à l'approche de la fin du siècle.

Par après, Bilal s'est mis à travailler sur des albums de science-fiction à saveur satirique. Dans Mémoires d'outre-espace, album où il est, cette fois, scénariste et dessinateur, Bilal se sert d'un décor de space-fantasy pour rire des troubles politiques de l'époque. Les régimes, démocratiques ou totalitaires ne sont pas épargnés dans leurs conquêtes de peuples et de territoires. L'humour noir et l'ironie sont souvent au rendez-vous. Plusieurs clins d'oeil sont d'ailleurs lancé à Stanley Kubrick, qu'il s'agisse d'allusions à Doctor Strangelove ou encore à 2001 Space Odyssey. La guerre froide se fait bien sentir dans ces albums.

Bilal fait également de l'illustration de livres. C'est le cas, par exemple pour Un siècle d'amour, un superbe recueil de nouvelles poétiques que j'ai découvert par hasard à la bibliothèque. Dans ce livre, Dan Franck, l'auteur et Bilal, le dessinateur rendent hommage aux femmes du vingtième siècle. Elles sont révolutionnaires bolchéviques en Russie, victimes de Guernica, travailleuses à New York en 1939, pinanistes fuyant les progroms, militantes pour les droits des Noirs aux États-Unis, ballerines à Sarajevo en 1914, victimes de la bombe d'Hiroshima ou bien elles tentent de traverser le mur de Berlin . Elles sont évoquées avec respect et tristesse. Cet ouvrage est magnifique.

Il existe plusieurs autres albums ou livrent illustrés d'Enki Bilal que je n'ai pas encore lus mais je tenais à partager les lectures que j'ai faites. Chacune d'entre elles m'a convaincu que la BD peut être un grand art et que Bilal est sans doute l'un des plus grand artistes contemporains.

Je vous laisse avec ce lien d'un site amateur en hommage à Bilal. C'est de loin le meilleur site que j'ai vu à son sujet. Il est également dans les liens, à gauche, depuis longtemps.

http://bilal.enki.free.fr/oeuvres.php3?quelles_oeuvres=albums


Pour lire un article déjà paru sur ce blog à propos d'Immortel ad vitam, cliquez ici.

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